Quoi, comment ?! Ibiza ?! C’en est donc déjà fini de l’aventure japonaise ? Le protagoniste a-t-il été reconduit aux frontières pour consommation excessive de ramen ?
Rassurez-vous, « Ibiza » n’est que le nom du restaurant dans lequel je poursuis mon épopée au Japon. On aime l’humour ici.
Situé dans les montagnes de Kyūshū, j’y travaille environ un mois jusqu’à la fin de l’année 2024. Dans cet article, je vous propose de découvrir comment j’ai atteint ce petit établissement proposant de la nourriture japonico-espagnole, situé en plein cœur des montagnes de l’île la plus méridionale de l’archipel nippon.
Un mot sur Kyūshū, le berceau de la civilisation japonaise
Kyūshū, la troisième plus grande île du Japon, est située au sud-ouest de l’archipel. Elle se distingue par une géographie variée, avec des volcans comme le mont Aso, des plages et des forêts luxuriantes, dont certaines sont classées au patrimoine mondial de l’UNESCO. Elle comporte également de nombreux onsens (bains chauds issus de l’activité volcanique).

Historiquement, Kyūshū a été un point d’entrée clé pour les échanges internationaux, notamment à Nagasaki, autrefois seul port ouvert à l’Occident. Cela a contribué à la formation des premières dynasties japonaises et à la mise en place des bases de la civilisation nippone. C’est pourquoi Kyūshū est souvent vue comme le berceau de la civilisation japonaise, car elle a été le théâtre des premières interactions entre les anciens habitants de l’archipel et les cultures continentales (Portugal et Chine).
Cela a amorcé le développement des structures sociales, religieuses et politiques du pays.
Kyūshū, au climat subtropical, est une région agricole majeure, produisant du riz, du thé, du tabac, des patates douces, du soja et de la soie.
C’est ici que la culture du riz, importée de la péninsule coréenne, aurait été introduite au Japon, il y a environ dix siècles.
L’île est également célèbre pour ses porcelaines et sa gastronomie. On peut notamment mentionner le Tonkotsu ramen, un ramen à base de porc, connu pour son bouillon épais et riche, qui s’est imposé comme un classique des ramens japonais.

Etape transitoire à Fukuoka
Pour rejoindre mon point de chute montagneux, il me fallait tout d’abord transiter par la ville de Fukuoka.
Cette dernière constitue l‘agglomération la plus importante de Kyūshū, et joue ainsi le rôle de capitale économique de la région. J’ai donc décidé de m’y arrêter une nuit pour souffler un peu après mes péripéties à Naha.
Malgré une structure dense et l’ambiance propre aux grandes villes, j’y ai trouvé également de nombreux lieux très calmes et relaxants. Un quartier appelé Gion-machi comporte ainsi de nombreux temples et sanctuaires que l’on peut visiter à pied, le plus souvent gratuitement.

En particulier, le sanctuaire Tochoji comporte une pagode majestueuse, dont la flèche d’or illuminée par les derniers rayons du soleil, nous invite à contempler humblement son immensité. On l’entendrait presque murmurer « Regardez-moi, simples mortels, et laissez-vous éblouir par ma grandeur infinie ! »
Oulah. On vient de frôler la poésie lyrique. Redescendons un peu sur terre.

La ville comporte également de petits jardins cachés dans des quartiers moins touristiques, comme le jardin Shofuen. Ce dernier, bien qu’assez petit, reste absolument charmant. J’ai pu y déguster un thé matcha et quelques friandises dans un salon traditionnel, tout en profitant de la vue sur les érables marqués par les couleurs d’automne.

Enfin, le matin de mon départ de la ville, je me suis levé un peu plus tôt pour profiter du parc Ōhori-kōen, juste devant mon auberge. Ce dernier, protégé de la foule par l’heure matinale, m’a offert une promenade très apaisante autour d’un point d’eau habillé de ponts en pierre et d’oiseaux aquatiques en tous genres. Une belle façon de me ressourcer un peu, avant de reprendre le voyage.
Dormir dans une auberge de 150 ans à Yoshii-Machi
Afin d’atteindre le restaurant, il me fallait en premier lieu rejoindre Ukiha, à environ 1h30 de train de Fukuoka. C’est à Ukiha que les propriétaires du restaurant m’ont proposé de me récupérer en voiture. En effet, les transports en commun ne permettent pas de rejoindre les montagnes de mon lieu de volontariat.
Je suis donc arrivé à Ukiha 24h avant le rendez-vous, afin d’avoir un peu le temps de visiter cette région. La zone de Yoshii m’a particulièrement intéressé. Je l’ai donc sélectionnée pour passer la nuit.
Cette zone, anciennement une ville à part entière avant de fusionner avec Ukiha, comporte de petites rues magnifiques, bordées de maison anciennes en bois. Elle est traversée par une petite rivière, et on y trouve plusieurs petits commerces authentiques, tenus par des habitants passionnés.


En explorant la ville, j’ai assez vite réalisé les limites des activités disponibles. Toutefois, j’ai pu y visiter deux anciennes maisons seigneuriales gratuitement. Ces dernières, rachetées par la municipalité, sont maintenues en état et permettent d’en apprendre plus sur l’architecture des maisons de l’époque.

La ville comporte également un vieux sanctuaire superbe, dédié à la divinité Susanoo. L’impressionnante porte principale en bois massif invite les locaux à faire une prière entre deux courses.
Déroule pour savoir comment bien prier dans un temple shintô
Une grande majorité (60 à 70 %) des Japonais affirment n’avoir aucune affiliation religieuse formelle ou ne pas suivre de religion particulière.
Pour autant, environ 70 à 80 % des Japonais participent à des pratiques ou traditions bouddhistes et shintoïstes, comme les prières ponctuelles au temple, les visites aux sanctuaires pour le Nouvel An, ou les rituels liés à la nature et à la famille.
La religion au Japon occupe ainsi une place singulière : elle est moins liée à la foi personnelle qu’à des rituels marquant des étapes de la vie ou des moments clés de l’année. Les temples et sanctuaires, omniprésents dans le paysage japonais, sont des lieux de recueillement, mais aussi de lien avec les traditions et les divinités locales.
Marche à suivre si vous souhaitez prier dans un temple shintô :
- Se purifier : Avant de prier, il faut se purifier au pavillon des ablutions. On y rince les mains et la bouche avec l’eau sacrée à l’aide d’une louche.
- L’offrande : Au pied de l’autel, on dépose quelques pièces dans la boîte à offrandes.
- Le rituel de prière :
– S’incliner deux fois profondément.
– Frapper dans ses mains deux fois pour attirer l’attention des divinités.
– Formuler une prière en silence.
– S’incliner une dernière fois.
Les japonais se rendent dans les temples et sanctuaires au quotidien, mais c’est pendant les périodes particulières qu’on y observe les plus grands rassemblements. Par exemple, en période d’examen où les mamans prient pour leur enfant, ou au nouvel an pour la première prière de l’année.
Pour ma nuit à Yoshii, j’ai sélectionné une ancienne maison de marchand, reconvertie en auberge. Datée de 150 ans, elle m’a toutefois permis de bénéficier d’un confort et d’un cadre très agréable en plein cœur du quartier historique, pour un prix très raisonnable (un peu moins de 50e la nuit).

Le lendemain, j’ai pu rencontrer Kyoko-san, mon hôte, qui m’a emmené dans les hauteurs d’Ukiha. Direction le restaurant Ibiza !
On enfile le tablier à Ibiza
Après environ 30 minutes de voiture, me voici arrivé devant le restaurant dans lequel je vais passer un mois. Il se trouve dans un microscopique hameau d’une douzaine d’habitants.
À ce titre, le restaurant est le bâtiment le plus animé de la bourgade. Les propriétaires vivent dans une maison légèrement en contrebas. Quant à moi, je loge dans une petite cabane de l’autre côté de la route.
Un canapé, une table et un matelas meublent mon palace. Je dispose également d’une pile de couvertures, d’un petit chauffage d’appoint et d’une bouillotte.
Cette dernière deviendra ma meilleure amie, et pour cause : ça caille sérieusement ! Je suis passé de T-shirt et tongs à doudoune et polaire. Le choc est un peu brutal, d’autant que les toilettes et la douche sont à l’extérieur. Tout le système de chauffage de l’eau se fait au feu de bois, ce qui implique d’anticiper un peu sous peine de n’avoir que de l’eau glacée à disposition.

Un couple tient le restaurant : Obana-san le mari, et Kyoko-san sa femme. Il a été construit par le père d’Obana-san, puis réaménagé par ce dernier pour lui donner une orientation « hispanique ». Cela vient de plusieurs voyages des propriétaires sur l’ile d’Ibiza, et d’un coup de foudre pour la cuisine espagnole. La carte comporte de fait une sélection de viandes ibériques, paella, et fromages espagnols.
L’ambiance qui se dégage de ce lieu m’a tout de suite charmé. Le restaurant est tenu en famille, et cet esprit se retrouve également parmi les membres du staff qui en font quasiment partie. Ils participent aux repas du matin et du soir par exemple.
La cuisine est délicieuse. Lors des repas l’équipe du restaurant, on ne mange pas les plats proposés au menu, mais une cuisine japonaise locale, utilisant des ingrédients de saison.

De manière générale, la vie quotidienne fait la part belle à l’entraide et au sens de la communauté. Les propriétaires donnent de fait souvent des coups de main à droite et à gauche : pour aider à la rénovation d’une vieille akiya, pour tresser les cordes traditionnelles des sanctuaires, ou pour nettoyer les bâtiments publics peu utilisés.
Qu’est ce qu’une Akiya ?
Les akiyas sont des maisons abandonnées ou inoccupées au Japon, dont le nombre ne cesse de croître. Le terme signifie littéralement « maison vide ». Ce phénomène est lié au vieillissement de la population, à l’exode rural et à une faible transmission intergénérationnelle des biens immobiliers. De nombreuses propriétés sont délaissées par les héritiers, souvent incapables ou désintéressés de les entretenir, entraînant une explosion des akiyas, notamment dans les régions rurales.
Historiquement, ces maisons étaient autrefois des demeures familiales ou des habitations dans des villages prospères, mais elles sont désormais des symboles de la dépopulation et du déclin rural. Sur le plan sociétal, les akiyas posent des défis économiques, notamment pour les municipalités confrontées à leur entretien ou à leur démolition.
Cependant, elles offrent aussi des opportunités : des programmes d’incitation permettent d’acquérir ces biens à des prix très bas, attirant des familles, des entrepreneurs et des étrangers cherchant à revitaliser ces espaces.
Les akiyas ont également gagné une certaine notoriété dans la culture populaire japonaise, apparaissant dans des films, des séries et des romans comme des lieux mystérieux ou chargés d’histoire, reflétant souvent les thématiques de la solitude et du passage du temps. Ce phénomène illustre à la fois les défis et les transformations de la société japonaise contemporaine.
Concernant le travail journalier, il s’agit de petits travaux de restaurant assez classiques. Le matin, je nettoie et prépare la salle avant l’arrivée des clients. Nous déjeunons ensuite tous ensemble aux alentours de 10h, puis nous poursuivons les préparatifs jusqu’à l’ouverture à 11h. Jusqu’à 15h, l’enchaînement des clients entraîne un bon nombre d’assiettes à laver. Puis nous préparons tranquillement la fermeture jusqu’à la fin de mon service à 16h. Nous dînons à 18h, et c’est souvent un véritable festin.

Le restaurant propose aussi des produits à la vente, comme de la moutarde et de la viande fumée. Je participe donc à la mise en pot et à la fumaison, ce qui amène un peu de variété dans le travail quotidien.
Globalement, le rythme est très supportable. La seule difficulté est qu’il n’y a que deux repas par jour. Pour moi qui ne suis qu’un ventre sur pattes, je dois souvent étouffer les grognements de mon estomac vers 14h.
Fort heureusement, le weekend Hikaru-san allume un énorme four à pizza au feu de bois. Il en glisse souvent une ou deux sur la table de l’équipe en début d’après-midi, pour insuffler un peu de courage via la puissance du fromage fondu.

Mes deux jours de repos sont le lundi et le mardi. Ils correspondent en effet aux jours auxquels le restaurant est fermé. Je profite ainsi de ce temps libre pour explorer la montagne, et profiter de tous les atouts de la région. Comme il y a pas mal de choses à en dire, je détaillerai tout ça dans un prochain article !
Conclusion
C’est un nouveau chapitre qui commence ! Le fait d’avoir quitté Okinawa pour Kyūshū m’a fait découvrir de nouveaux horizons. J’ai vraiment hâte de continuer à explorer cette île, et de m’immerger dans ses paysages et sa culture uniques.
Le mois de décembre marque le passage de l’automne à l’hiver. Les érables rouge-vif commencent à perdre leurs feuilles. Les récoltes des fruits et des légumes d’hiver commencent. Le chat du restaurant s’épaissit de jour en jour pour affronter le froid.
C’est un plaisir de voir ces subtils changements se produire en direct autour de moi. Depuis que je voyage, je profite des choses en suivant un rythme plus lent. Je crois que c’est justement ce qui me permet de les apprécier plus pleinement.
A bientôt pour un article qui sent bon le bois et les feuilles mortes !
またね !
Antoine